Le 13 janvier dernier a eu lieu à Washington une conférence sur les leçons sur l’intervention russe en Syrie, donnée par Ruslan Pukhov, Directeur du CAST (Center for the Analysis of Strategies and Technologies Moscow) au Think Tank CSIS (Center for Strategic International Studies).
Nous avons choisi de traduire l’essence de cette conférence pour deux raisons : la première étant d’ordre technique et statistique, la Russie n’étant pas entrée dans un conflit de cette ampleur depuis la guerre d’Afghanistan. La seconde a un but pédagogique et s’adresse en particuliers aux promoteurs de l’idée qu’une armée ne devrait jamais quitter ses frontières et surtout ne pas se confronter (y compris par l’entrainement) à des forces étrangères.
Ce qui va suivre est un résumé de la conférence du M Pukhov :
Si le début des opérations militaires russes en Syrie a eu lieu en septembre 13 2015, certaines indications, dont l’achat de navires cargo sur le marché international, démontrent que l’idée d’intervenir a commencée en mars 2015. La décision finale aurait probablement été prise fin aout ou début septembre, mais la préparation logistique a commencée bien avant.
Le jour J, la Russie a déployé sur la base de Hmeimim 12 bombardiers Su24, 12 avions d’appui Su25, 4 chasseurs multirôles Su30 Sm, un avion de reconnaissance et de collecte de renseignement Il20, 12 hélicoptères d’attaque MI24P et 4 hélicoptères de transport Mi8 (32 appareils déployés et environs 1500 hommes en support)
Sachant dès le début que le terrain était très hostile et qu’il offrait la possibilité à des avions « non identifiés » d’opérer en Syrie et d’attaquer la base, la Russie a déployé un nombre substantiel d’équipements de défense aérienne : Buk M2, Pantsyr au début, puis après l’incident avec la Turquie, la défense aérienne a été encore plus renforcée avec le déploiement de S400 à Hmeimim et des 300V à Tartus.
Sur le sol, de l’artillerie comme le MSTA-B et des chars T90 ont été déployés pour protéger le périmètre étendu des bases russes.
Tout ce déploiement a eu lieu grâce aux capacités aériennes de transport comme l’Antonov 124 et Il76 mais surtout grâce à la marine decembre. Le Ministre de la Défense Serguey Choïgou avait affirmé que le rythme des livraisons était de 1000 tonnes par jour avec des pics à 1500 tonnes lors de l’intensification des combats. A partir de Janvier 2016 l’aviation russe avait commencé à recevoir le support d’un Awacs à partir de l’espace aérien russe à partir de la base aérienne de Mozdok en Ossetie. Deux avions de reconnaissance Tupolev 14R ont aussi été utilisé pour l’identification des cibles et la surveillance des déplacements des djihadistes.
En mars 2016 la Russie a retiré partiellement son aviation de Syrie mais en réalité ce ne fut qu’un genre de rotation car en même temps les russes ont déployé des hélicoptères d’attaques Mi28 et des Ka 52. Jusqu’à 24 appareils ont été utilisés. A partir de juin 2016 des bombardiers Su24 et Su25 ont été renvoyés au front.
Ce qui n’est pas connu, c’est que la Russie n’a pas affecté ses aviateurs d’élite pour combattre en Syrie, mais a profité de cette opportunité pour donner de l’expérience de combat et des heures de sortie à des pilotes ordinaires prélevés de l’ensemble des forces aériennes. Le rythme de leur déploiement a été de plusieurs semaines ou plusieurs mois selon le besoin. Selon des estimations, plus de la moitié des pilotes russes ont effectué des mission de combat en Syrie. Au sol un quart des artilleurs russes ont aussi participé aux combats en Syrie.
Etat des lieux en Janvier 2017
16 Su24, 12 Su25, 4 Su34 et 4 Su30SM sont déployés à Hmeimim. Les forces au sol ont augmenté et tournent au tour de 3000 hommes en comptant le bataillon de police militaire Tchetchène déployé récemment en Syrie. Plus d’allonge et de puissance de feu pour l’artillerie sur le terrain avec l’adjonction des MLRS Smerch et Tos M1, mais aussi les missiles Iskander et Bastion qui ont permis une augmentation de la puissance de feu.
Le tempo opérationnel qu’ont connu les troupes russes a été sans précédent, surtout si l’on prend en compte les pertes (24 officiellement sans compter les équipages d’appareils détruits qui ferait monter le compte à 50) et plus de 100 si la comptabilité inclus le crash du Tupolev de Sotchi qui devait emmener l’ensemble Alexandrov en Syrie.
Le nombre de sorties de l’aviation russe a aussi été très important, les statistiques données par l’Etat-major russe sont correctes mais comptabilisent à la fois les sorties de combats et les autres (entrainement, observation, support..).
En ce qui concerne la marine, c’est une véritable révolution qui a eu lieu le 7 octobre 2015 avec le lancement des missiles Kalibre à partir de la mer Caspienne. L’utilisation des missiles de croisières a été très efficace et un ses des effets immédiats pour la marine de guerre russe, a été de prévoir la construction de nouveaux navires lance-missiles Karakut afin d’exploiter au maximum les capacités d’un missile dont l’usine fonctionne depuis quelques temps au régime 3×8 pour répondre aux commandes.
L’utilisation des missiles de croisières ne s’est pas limitée à la marine de surface, des sous-marins Kilo ont aussi tiré des Kalibre depuis la mer noir avec grand succès. Idem pour l’aviation stratégique qui a utilisé pour la première fois des missiles Kh 101 et Kh555 retrofités.
Concernant la précision des frappes de l’aviation russe le ratio entre munitions intelligentes et bombes lisses serait le même que celui utilisé par les Etats-Unis lors de Tempête du Desert en 1990.
Cela confirme aussi que l’armée de l’air russe a encore une à deux décennies de retard en comparaison avec les grandes armées de l’air occidentales (pas qu’américaines, danoises, norvégiennes et néerlandaises notamment), en gros le niveau de l’armée de l’aire russe est comparable à celui des Etats-Unis et leurs alliés lors des opérations en ex-Yougoslavie.
La logistique maritime a joué un grand rôle dans le maintien de l’approvisionnement de l’armée russe en Syrie, les spotteurs turcs sur le Bosphore ont remarqué le passage d’un bateau par jour depuis ou vers la Syrie.
Cependant tout succès a un prix, l’état catastrophique des navires de débarquements russes, dont le plus neuf date de 25 ans et le plus ancien de 50, renseigne de la difficulté d’organiser l’approvisionnement d’un corps expéditionnaire. Le prochain programme d’armement devra prendre en compte l’achat d’un grand nombre de navires de transport et pas seulement de débarquement.
Concernant la controversée campagne du porte-avion Amiral Kusnetsov et malgré la perte de trois appareils et l’obligation d’utiliser la base russe en Syrie comme point de départ, elle ne fut pas si mauvaise que cela. Les avions embarqués par le Kutz auront effectué 420 missions de combats dont 117 de nuit, ce qui est inédit.
La Russie a fait face à la même problématique que les alliés lors de la guerre aérienne en Libye et qui est le manque de cibles. Au début de l’opération, la Russie travaillait avec Israël pour établir les listes de cibles mais les russes n’ont pas été satisfaits par cette collaboration ; Maintenant mis à part les informations fournies par l’armée syrienne, la Russie utilise après recoupement, de plus en plus de données iraniennes.
Là aussi, la guerre en Syrie a été une magnifique école pour l’armée russe en matière de coordination opérationnelle dans un milieu hostile avec une multitude d’acteurs parlant différentes langues (Arabe, Kurde, Farsi …).
Leçons à retenir
Concernant l’Armée de terre :
On note le retour de l’intérêt envers les MRAPs surtout après les performances des véhicules LMV Iveco qui ont permis de sauver la vie de nombreux soldats et le déploiement des Typhoon.
Le design actuel des équipements lourds des forces terrestres comme les MBT les APC et les IFV, (chars et véhicules blindés), sont extrêmement vulnérables aux missiles anti chars modernes et même certains modèles obsolètes. Et même si les équipages des chars sont bien formés à utiliser les mesures de défenses passives et actives, lorsqu’il est ciblé six ou sept fois il sera tout de même détruit, c’est une des raisons pour lesquels la Russie développe la nouvelle génération de véhicules Kurganets et T14, qui ont une plus grande survivabilité au combat.
Concernant l’Armée de l’air :
Les russes devront accorder plus attention à la mobilité aérienne, la crise Ukrano-Russe affectera dans un avenir assez proche la flotte d’Antonov 124 dont la pièce détachée viendra à manquer.
Le fait que les Ruslan soient cloués au sol affectera le déploiement de tanks et de systèmes comme le s400 ou des chars.
Pour ce qui est du transport plus léger l’Ilyushin 112 sera mis en service pour remplacer les Antonov 148. Un échelon plus grand c’est l’Ilyushin 476 qui prendra la place de la flotte d’Il 76.
Concernant les munitions, bien qu’ayant grandement la précision des bombes par l’adoption de munitions intelligentes ou de systèmes de calculs comme le SVP24. Les bombes russes ont montré leurs limites et se sont avérées plus destructrices que demandées, cela montre l’urgence pour la Russie de concevoir une nouvelle bombe guidée miniature.
La Russie ne dispose de quasiment aucune arme capable de cibler des petites cibles mobiles et souvent les pilotes des avions assistent sans pouvoir faire grand-chose à la fuite de terroristes.
L’utilisation intensive des drones a été décisive mais elle a concerné des drones utilisés déjà obsolètes même s’ils ont été performants. Les drones israéliens construits sous licence en Russie ne seront plus fabriqués à cause d’un embargo de fait imposé aux israéliens par les USA. Pour combler cette lacune plusieurs sociétés privées travaillent sur des drones HALE et MALE.
Concernant la Marine
Le besoin le plus urgent est de doter la Russie de capacités de projection d’un corps expéditionnaire et son ravitaillement.
Notes de la rédaction de MENADEFENSE
Quels enseignements en tirer pour les armées de la région MENA?
Face à une techno-guerilla comme celles qui affrontent l’armée russe en Syrie ou l’armée irakienne, les armées de la région doivent revoir complètement leur arsenal et leurs doctrines d’emploi.
C’est justement cette logique de corps expéditionnaire permanent qui devrait prévaloir. Des équipements robustes ne nécessitant qu’une maintenance minime. Une puissance de feu très grande, une mobilité et une flexibilité ultime mais surtout la capacité de voire et de prévoir tout sur le théâtre d’opération.
Maintenir une supériorité face à une guerilla qui utilise les dernières technologies pour combler ses lacunes ne passe que par une remise en question permanente des techniques de combat et par l’utilisation optimale des équipements disponibles.
L’on a pu voir la différence entre l’armée russe et l’armée turque à Al Bab dans sa façon d’affronter l’EI. L’on comprend que bien que le soldat turc soit supérieur en équipement par rapport à son homologue russe, le fait qu’il ne soit pas au milieu des priorités de son état-major, a fait qu’il subisse de lourdes pertes. L’équipement n’étant pas tout, c’est toute la chaîne de commandement qui doit être prête à répondre aux besoins opérationnels des soldats sur le terrain et mettre à profit toutes les capacités de ses équipements.
Plus que tout les armées de la région ont besoin de confrontations, d’entraînements en conditions réelles, de changement de perspectives, d’adopter en urgence une mentalité de corps expéditionnaire avec une plus grande autonomie des unités sur le champs de bataille et le minimum de hiérarchie. Cela sous entend de former un soldat nouveau, d’un meilleur niveau intellectuel, rompu aux dernières techniques de combat et de médecine, un soldat en meilleure santé, dans de meilleures conditions, avec un équipement plus précis et lui garantissant une plus grande puissance de feu. Un soldat qui coûtera beaucoup plus cher que la piétaille actuelle mais qui gagnera des guerres.
Il faudra aussi que les armées “arabes” apprennent à faire la guerre en coalition ou collecter des informations de groupes alliés mais non compatriotes, il faut qu’elles soient confrontées à autre chose que la vie de caserne et qu’elles soient toujours dans la comparaison avec toutes les autres armées du monde.
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